La lettre aux Églises de la Galatie

Nous publions le 8ème article de Joseph Grifone sur saint Paul

La lettre adressée aux Églises de la Galatie (le nord de la Turquie actuelle) est d’un intérêt tout particulier. Tout d’abord elle nous livre des nombreuses indications historiques sur la vocation et l’apostolat de Paul : nous apprenons des détails très précis sur sa conversion, sur ses voyages à Jérusalem, ses relations avec les Apôtres, qui complètent celles qui sont fournies par les Actes, avec l’avantage que nous tenons ici ces informations de Paul lui-même. Mais l’intérêt de la lettre tient surtout à ce que Paul aborde d’une manière frontale l’un des thèmes majeurs de sa prédication : le salut est l’œuvre du Christ et non pas le fruit de l’accomplissement scrupuleux des prescriptions de la Loi mosaïque. La lettre marque donc une étape cruciale dans le développement du christianisme : la nouvelle foi affirme avec fermeté et explicitement sa spécificité par rapport à la foi traditionnelle d’Israël.

L’évangélisation de la Galatie

Paul avait évangélisé la Galatie du Nord au début de son « deuxième voyage missionnaire », vers l’année 49 (Ac 16, 6-8). À Jérusalem Pierre, Jacques et Jean avaient exprimé leur accord sur son enseignement et sur son activité apostolique  : on n’avait pas imposé la circoncision aux chrétiens venant du paganisme (2,3) et lui avaient serré la main en signe de communion (2,9). Aussitôt il avait repris son activité missionnaire. Après avoir rendu visite aux communautés du sud de la Galatie qu’il avait fondées quelques années auparavant, il s’était ensuite aventuré vers le nord. C’était un voyage très dur par des contrées ingrates, sillonnées de gorges et de torrents ; il fallait traverser des marécages, marcher par des steppes salées, parcourir des régions couvertes de lave solidifiée. Mais cela ne freinait pas son élan : l’amour du Christ le poussait toujours plus loin, vers le nord de la Bithynie où il aurait voulu se rendre, mais une maladie, peut-être une maladie des yeux (4,15) le cloua sur place. Dans cette situation d’indigence et de faiblesse, il annonça l’Évangile, en supportant fatigues et peines, en s’adaptant en tout aux mœurs du pays (4,12).

Quand Paul arriva dans le pays galate, la religion dominante était le culte de Cybèle, dont les rites étaient particulièrement sauvages : lors du jour de la « fête du sang », les prêtres et les néophytes se flagellaient et s’entaillaient arrivant jusqu’à la mutilation. Paul y fait lui-même allusion (5,12). Ce culte n’excluait pas d’autres formes de religion consistant en l’adoration des forces de la nature qui, au dire de Paul, devaient être tout de même assez oppressantes (4, 3.9 ; 5,1). Les habitants étaient sans doute assez frustes, mais ils montrèrent des bonnes dispositions. Voyant Paul dans une telle situation d’humilité et de souffrance, ils l’accueillirent avec grande affection et dévouement, « comme un ange de Dieu, comme Jésus lui-même » (4,14). Il était à leurs yeux le portrait du Christ crucifié (3,1). Ils se seraient arraché les yeux, dit-il, pour les lui donner (4,15). L’apostolat de Paul porta son fruit. Ces hommes rudes et simples s’ouvrirent au Christ. Le Saint-Esprit se manifesta avec signes prodigieux (3,5) et surtout leur inspira le sens de la filiation divine (4,6).

La crise dans les communautés de la Galatie

Paul visita à nouveau le pays en l’année 53, après avoir évangélisé Corinthe. Le fait qu’il ait quitté la communauté de Corinthe assez vite, malgré les soucis que, comme nous l’avons vu, elle lui causait (cf. chapitre 6), était peut-être dû au fait que des nouvelles peu rassurantes lui étaient parvenues de la Galatie. Quoi qu’il en soit, peu après cette visite, on voit ces Églises traverser une grave crise : elles étaient en train de passer à un autre Évangile et de revenir à leur passé païen (4,9). Ce changement est attribué par Paul à l’influence de prédicateurs qui s’étaient introduits dans la communauté. Il s’agissait sans doute de chrétiens d’origine juive, de la tendance radicale qui, sans nier le rôle salvifique du Christ (2,16.17), enseignaient la nécessité de la circoncision et l’observance de certains préceptes de la loi mosaïque (5, 6.11 ; 4,21). Ils s’opposaient, par ailleurs, à la personne même de Paul, mettant en cause son autorité d’apôtre par des accusations et des insinuations, jusqu’à affirmer que ses théories ouvraient la voie à l’immoralisme (5,13.19 - 21.24-26).

Paul mesura aussitôt la gravité du problème. Ce n’était pas seulement son œuvre qui était compromise, c’était la valeur même du christianisme qui était en cause. Il s’agissait d’une question de vie ou de mort pour l’Église : jamais le monde ne serait devenu chrétien s’il lui avait d’abord fallu être juif. Mais il y avait plus grave : l’essence même du message chrétien était en cause. Car si le salut apporté par le Christ dépend de l’accomplissement de la loi mosaïque, si l’action du Christ ne peut nous sauver à elle seule, alors le Christ est de trop (2,21).

On peut comprendre sa douleur en voyant que cette communauté, à laquelle un souvenir si émouvant l’attachait, était en train de se perdre. Il était comme un père à qui l’on arrache son petit enfant. La lettre qu’il leur écrit (vers 54/55) reflète son état d’âme : son indignation pour les ruses de ses adversaires et son affection blessée par une si rapide volte-face lui font trouver des accents inoubliables. L’émotion et la vigueur avec laquelle il s’efforce de détourner la communauté du chemin qu’elle est en train de prendre éclatent dans les brusques changements de ton, qui vont de la plus délicate tendresse, à la polémique avec ses adversaires, de l’argumentation serrée, aux mots forts et vibrants pour exhorter ou stigmatiser l’inconstance et l’infidélité. « Ô Galates insensés, qui vous a ensorcelés ? Á vos yeux pourtant ont été dépeints les traits de Jésus-Christ » (3,1) ». « Ces intrus, ces faux frères qui se sont glissés parmi vous pour espionner la liberté que nous avons dans le Christ Jésus, afin de nous réduire en servitude (…), leur attachement pour vous n’est pas bon : ils veulent vous séparer de moi pour vous attacher à eux (…) : mes petits enfants, vous que j’enfante de nouveau dans la douleur jusqu’à ce que le Christ soit formé en vous » (2,4 : 4,12-19).

Les conséquences de cette lettre ne sont pas connues. Le ton si passionné laisse supposer que l’on est proche de la rupture et il est possible que Paul n’ait pu l’éviter. Certains indices le laisseraient penser : dans l’épître aux Romains (15,25-26), en parlant de la collecte, Paul ne mentionne pas les Églises de Galatie, alors que la collecte avait commencé chez eux (1 Cor 16,1) ; il n’y a pas de représentants de la Galatie lorsqu’il apporte la collecte à Jérusalem (cf. Ac 20). Et, peut-être, cela expliquerait-il pourquoi dans les Actes des Apôtres on ne parle que d’une manière très succincte – juste deux versets (Ac 16,6,7) – de l’évangélisation de la Galatie du Nord. La lettre a tout de même été conservée et l’on peut supposer que le travail de Paul n’a pas été complètement effacé. L’épître aux Galates a pu arriver jusqu’à nous, nous transmettant un portrait vivant et vigoureux de l’Apôtre et un enseignement d’importance essentielle.

Paul apôtre de la liberté

Le message de la lettre est de première importance. Le thème fondamental — le salut nous est obtenu par le mérites du Christ et non pas par l’accomplissement des prescriptions de la Loi— acquiert une force et une vigueur singulières, car il est abordé par Paul dans une perspective particulièrement éclairante, celle de la liberté. Pour Paul, le christianisme est une libération. Non seulement libération du péché, des habitudes païennes, des dérèglements de la chair et de tout ce qui est un obstacle à l’union de l’âme vers de Dieu, mais aussi libération des contraintes psychologiques que peut faire peser un moralisme rigide et formel, une casuistique sans âme et sans amour. La Loi a terminé sa tâche. Elle était comme le pédagogue – l’esclave qui conduisait l’enfant au maître : elle nous a fait prendre conscience de la nécessité d’être sauvé par le Christ (3,24). Son rôle donc a été positif. Mais prolonger son autorité, c’est la détacher de la foi authentique et la réduire à une série formelle de prescriptions. Elle ne fait alors que créer des obligations que l’homme, par ses seules forces, ne peut accomplir. Autre est la loi du Christ, la loi nouvelle, fondée sur le précepte de l’amour (5,13-14). Le rapport avec Dieu n’est pas la contrainte, mais une relation filiale (4,5-7). Car, en se faisant homme, le Fils de Dieu nous a fait fils de Dieu (4,4-5). Aussi l’accomplissement de la loi nouvelle n’est pas angoissant, mais facile et aimable, source de joie et de paix (5,18-23).

C’est pourquoi Paul ressent si douloureusement la blessure que provoque dans son cœur l’égarement des Galates : il entrevoit avec lucidité et inquiétude le labyrinthe inextricable dans lequel la conscience morale de l’humanité risque de s’égarer, si elle renonce à la liberté que le Christ nous a acquise. Une liberté bien différente du libertinage, que Paul reprouve avec vigueur (5,19-21). C’est la liberté intérieure qu’a su conquérir celui qui, par l’amour, a surmonté les contraintes de ses faiblesses et de ses passions pour vivre dans sérénité et la confiance des enfants de Dieu.

On se fait parfois de saint Paul l‘image d’un prédicateur austère, d’un moraliste étroit et intraitable. Or c’est une tout autre image que l’épître aux Galates nous renvoie. La passion et la force, voire la dureté (cf. par exemple 3,1. 5,12) avec lesquelles il corrige, sont en fait au service de son amour pour ces hommes qui l’avaient si bien accueilli et qui se sont laissé égarer. Et dans leur possible échec, Paul entrevoit sans doute l’échec de l’humanité qui ne sait pas accueillir la liberté que le Christ lui a gagnée.

Peu de temps après, dans la lettre aux Romains, Paul reprendra ces idées d’une manière plus sereine et plus systématique, posant ainsi les assises de la vision chrétienne sur les rapports entre Dieu et l’humanité.