Dan Brown a défié l’Œuvre, et l’Œuvre a relevé le défi

« Le Code Da Vinci, avec ses 40 millions d’exemplaires vendus, a créé un avant et un après pour l’institution ». Nous vous proposons le premier de deux articles publiés dans « La República », le 7 mars 2006.

Juan Manuel Mora, chef de la communication de l’Opus Dei et Brian Finnerty, porte-parole aux États-Unis, se sont retrouvés à New York le 23 mars 2003. Ils cherchaient une stratégie pour promouvoir l’image de l’Opus Dei surtout aux Etats-Unis où, en dépit de grands investissements, telle cette grande tour en plein centre de New York, l’organisation était pratiquement méconnue. Après la canonisation spectaculaire du fondateur, saint Josémaria Escriva de Balaguer, qui rassembla à Rome le 6 octobre 2002 plus de 300.000 personnes, l’intérêt public pour l’Opus Dei sembla décliner. Mora et Finnerty se promenaient sur la Cinquième Avenue de New York lorsqu’ils trouvèrent la réponse sur la devanture d’une librairie. Il s’agissait d’une montagne d’exemplaires du Da Vinci Code, un roman de Dan Brown, qui venait d’être publié. « Nous en connaissions tous les deux le sujet » dit Finnerty et « nous sommes tombés d’accord : le succès de Brown allait nous donner du fil à retordre pendant longtemps. »

Pour l’Opus Dei, le Da Vinci Code est la ligne de démarcation d’un avant et d’un après. Il est impossible d’ignorer un roman vendu à 40 millions d’exemplaires alors qu’on y joue le rôle du méchant. C’est ce qui s’est passé avec l’Opus Dei, une organisation dont l’image extérieure a toujours été enveloppée d’ombres : des pratiques d’auto-mortification, à la vie sectaire dans les résidences, en passant par la tendance au secret, les connexions historiques avec le franquisme et les objectifs politiques présumés, l’Œuvre, comme l’appellent ses membres, n’a jamais eu une bonne presse, surtout dans les milieux progressistes et dans des pays comme le Royaume-Uni et les Etats-Unis. Ils ne sont qu’une minorité, mais ses anciens affidés accusent l’Opus Dei de s’infiltrer dans les élites professionnelles et de laver le cerveau de ceux qui intègrent leurs rangs.

Depuis 2003 et afin de se dégager de cette légende noire, l’Opus Dei a choisi de s’ouvrir et de se montrer. Ses dirigeants sont prêts à parler de tout. D’argent : un patrimoine estimé à 2.800 millions de dollars (2.369 millions d’euros) ou de cilices : une chaîne avec des pointes que les numéraires portent deux heures par jour sur la cuisse. Notre correspondant a visité les deux sièges principaux de l’Opus Dei, Villa Tevere, à Rome et Murray Hill, à New York et a interviewé plusieurs dizaines de membres de l’Opus Dei, dirigeants, porte-parole, numéraires et surnuméraires de base inclus, afin de connaître du dedans l’organisation et mesurer l’ampleur d’une métamorphose provoquée, entre autres, par l’impact du plus grand phénomène d’édition des dernières décennies.

Le « méchant » du Da Vinci Code est l’évêque Manuel Aringarosa « président général » de l’Opus Dei. Aringarosa a un sicaire, un moine albinos, numéraire de l’Opus Dei, qui commet des meurtres commandités par l’évêque. Il ne manquait plus que ça à cette organisation. Elle avait toujours été critiquée de l’extérieur de l’Église catholique et de l’intérieur. Sa modeste image aux Etats-Unis avait déjà été ternie en 2001 par l’arrestation de Robert Hansen, un agent FBI, espion à la solde de Moscou : Hansen était un surnuméraire de l’Opus Dei. Da Vinci Code, avec Aringarosa et le moine Silas, étaient bien la cerise sur le gâteau. Les choses semblaient se compliquer et tourner très mal. Trois ans après, Juan Manuel Mora reconnaît lui-même que le phénomène du Da Vinci Code « n’a pas été tout à fait négatif » pour l’Opus Dei. En réalité, il leur a fourni une publicité planétaire que Mora et ses collègues de l’équipe de communication de l’Œuvre ont habilement exploitée. La stratégie de l’Opus Dei, tracée par l’équipe de communication et étayée par le prélat, monseigneur Xavier Echevarria, est très simple en principe : des messages positifs, le rejet d’un boycott ou d’une bataille légale et une transparence à tout va. Echevarria a compris que l’idée de profiter de la visibilité qu’offrait ce roman en se servant d’un axiome américain « si on t’offre un citron amer, fais-en de la citronnade » pouvait avoir un sens. Il a lui-même connu mgr Escriva et l’Opus Dei grâce à un articule publié dans une revue universitaire qui critiquait durement cette institution.

Il se peut que personne n’ait pensé qu’une opération issue de l’urgence et de la nécessité pouvait avoir des conséquences internes dans l’organisation elle-même. Après des décennies de discrétion et de goût du secret, cette ouverture soudaine au regard public est en train de modifier les attitudes des 85.000 fidèles et des millions de personnes qui portent un intérêt à la seule Prélature Personnelle du catholicisme. Il va sans dire que ni les principes de fondation, ni la stricte discipline religieuse ont changé, mais que s’est modifiée la position de l’Opus Dei dans le monde. Plusieurs numéraires (des célibataires résidant dans les centres) et surnuméraires (des mariés et résidant chez eux) ont été d’accord pour dire à ce correspondant qu’ils se sentaient maintenant plus à l’aise à parler de leur appartenance à l’organisation. La composition humaine de l’Œuvre elle-même a changé : ses 85.000 membres ne sont plus espagnols en leur majorité, ni des hommes pour la plupart, ni des numéraires célibataires en nombre. S’il fallait dessiner un profil opusdéiste moyen par la voie des statistiques, on obtiendrait une femme européenne mariée et avec des enfants

Le vicaire de l’Opus Dei aux États-Unis, le père Thomas Bohlin, pense qu’il s’agit de l’aboutissement d’un processus, en germe depuis longtemps. Ce processus démarra avec le statut juridique de la Prélature (1982), puis avec la réforme du Droit Canonique (1983) qui permit que l’Œuvre trouve sa place dans la trame institutionnelle catholique, et se consolida lors de la béatification (1992) et la canonisation d’Escriva (2002).

Pour Bohlin, la construction d’un immeuble au centre de New York fut le plus symbolique de tout. « La tour de Murray Hill symbolise notre défi global, notre volonté d’être dans le monde, notre désir d’être visibles. Saint Josémaria avait l’habitude de dire que nous devions être à New York parce que là se trouvait le cœur de la planète avec sa capitale professionnelle et que notre objectif est la sanctification du travail. Je suis sûr que Dan Brown n’aurait pas écrit son roman si ce gratte-ciel n’avait pas existé. L’important c’est qu’ici nous sommes visibles et que nous voulons que l’on parle de nous, plaisante-t-il, même si l’on n’en dit que du bien ».

Ce gratte-ciel à 17 étages est modeste par rapport au contexte de New York. Sa construction fut terminée en 2001, elle accueille le siège du vicaire aux États-Unis, quelques 60 numéraires résidents, plusieurs bureaux et un centre de conférences pour plus de 10.000 personnes par an ainsi qu’une église et une chapelle. Il est sobrement décoré, le standing d’un hôtel quatre étoiles. Il a coûté 70 millions de dollars dont la moitié proviennent d’une seule donation. Le reste est financé par plus de 5.000 petites contributions.

Reste à voir l’impact du film dont la première est annoncée pour le 19 mai et dont les studios producteurs Columbia-Sony n’ont pas voulu recevoir les représentants de l’Opus Dei ni accepté de nuancer le scénario par rapport au contenu du roman. Mais, pour le moment, la stratégie opusdéistique marche. La décision de dialoguer avec les éditeurs du Da Vinci Code au lieu de procéder à des affrontements a abouti à une forme de coopération. « J’espère qu’après le phénomène Da Vinci, ou en liaison avec lui, nous allons pouvoir parler d’un phénomène Opus Dei, dit Bill Barry, vice-président de Doubleday, l’un des éditeurs du conglomérat Random House-Bertelsmann.

Random House publia Da Vinci Code. Elle a publié aussi : L’Opus Dei : un regard objectif derrière les mythes et les réalités de la force la plus controversée de l’Église Catholique, l’ouvrage déjà cité de John Allen. Une semaine avant la première du film Da Vinci Code cet éditeur lancera Chemin, l’œuvre fondamentale de saint Josémaria Escriva. « Le lecteur américain trouvera chez un même éditeur le roman de Dan Brown en édition de luxe, le roman en poche avec des photos du film, le scénario du film, le livre d’Allen et le livre de saint Josémaria » explique Barry. Cette amalgame ne pose pas l’ombre d’un souci à cet éditeur. « Notre boulot est de vendre des livres et le roman de Brown a ouvert tout un marché : au consommateur de décider », ajoute-t-il.

La politique de «l’ouverture et du dialogue » n’a pas été facile à instaurer. L’Opus Dei est une institution disciplinée, mais ce n’est pas le prélat qui impose habituellement ses décisions. L’évêque Echevarria, en son siège à Rome, s’appuie, pour son gouvernement,  sur deux organismes: le Conseil Général, composé de sept hommes et le Conseil assesseur Central, composé de huit femmes. Ces deux conseils fonctionnement indépendamment l’un de l’autre, ils sont séparés et ont, au moins formellement, la même autorité.

Beaucoup de membres de l’Opus Dei ayant été blessés par le Da Vinci Code, étaient pour la bagarre. «  Au départ, je pense qu’il y avait trois positions différentes et de force semblable », précise Brian Finnerty. « Un 33% voulait qu’on dépose plainte, un 33% pariait sur la communication et le dialogue et un 33% aurait voulu ne rien faire et laisser l’orage passer. »

« Le roman provoqua une grande stupéfaction et offensa beaucoup d’entre nous, non pas parce que l’Opus Dei avait le rôle du méchant, mis surtout parce qu’il accusait l’Église catholique d’être fondée sur un grand mensonge », explique Isabel Sanchez Serrano, avocate et membre du conseil féminin. « Nous avons reçu de nombreuses suggestions qui tenaient à l’action judiciaire, surtout venant d’Allemagne où les lois sont spécialement propices », mais, poursuit-elle, « une majorité en faveur du dialogue s’est vite dégagée ». « Nous n’avons pas mis longtemps à voir que le roman était une chance : c’est à New York qu’ils ont vite vu cela » ajoute-t-elle.

Sanchez Serrano habite le siège central de l’Opus Dei, Villa Tevere et Villa Sacchetti ( deux noms différents puisque l’un est le siège masculin, l’autre le féminin), une demeure au quartier romain du Parioli où sont enterrés le fondateur, saint Josémaria, et son successeur, Alvaro del Portillo. Comme à New York et partout dans les 1.751 résidences de l’Œuvre de par le monde, hommes et femmes mènent des vies totalement séparées. Des agrandissements successifs, surtout en sous-sol, ont fait que Villa Tevere devienne un labyrinthe de couloirs et d’escaliers. La décoration des séjours est un peu chargée. « Presque tout a été fait par les étudiants qui sont passés par ici, le résultat est éclectique, il y a de belles choses et d’autres qui le sont moins », ironise Sanchez Serrano, qui assure qu’à Villa Tevere « il y a plusieurs exemplaires du Da Vinci Code que tout le monde peut lire à son gré ».

Cette avocate accepte l’idée que l’Opus Dei est en train de changer. « La génération antérieure était aussi ouverte à la transparence parce que telle était l’attitude du fondateur, mais l’évolution est certaine, toutes les organisations humaines évoluent ». Juan Manuel Mora, qui s’occupe de l’image extérieure de l’Opus Dei depuis 1991, parle de plusieurs facteurs fondamentaux. Le premier, la concession du statut de prélature personnelle par Jean Paul II, qui fut « une sorte de droit de citoyenneté ». « Avant, la Prélature n’avait aucune place dans les structures traditionnelles de l’Église et nous étions un objet étrange : une institution religieuse dans laquelle les prêtres n’avaient pas la prééminence sur les laïques et qui accueillait des hommes et des femmes n’ayant aucune signalisation extérieure », dit-il. « Chacun de nous avait une identité religieuse forte, mais l’identité collective manquait de définition juridique et de place dans la trame institutionnelle : une politique de communication correcte ne peut être menée que lorsque l’identité est claire et nette. »

Le second jalon fut la béatification d’Escriva de Balaguer, en 1992, 17 ans seulement après sa mort. La béatification du fondateur fut une consécration, mais aussi une mise en garde. Nombreux furent ceux qui, à l’intérieur et à l’extérieur de l’Église, formulèrent leurs réserves sur l’Opus Dei ou le critiquèrent ouvertement. « Nous ne nous y attendions pas, nous croyions que notre légende noire s’était déjà estompée », dit le porte-parole, « mais ce ne fut pas le cas. Beaucoup continuaient de croire que nous étions une organisation secrète, sombre, bizarre. C’était de notre faute, bien évidemment, nous n’avions pas su nous faire connaître correctement. Et nous nous sommes mis au travail. » 

En 2002, lorsque Escriva fut canonisé et devint saint Josémaria, la polémique fut très restreinte. « À l’époque, nous étions installés dans le catholicisme, nous savions clairement qui nous étions et comment l’expliquer » dit Mora. « L’année suivante apparaissait le roman de Dan Brown, fort heureusement au bon moment pour nous. S’il avait été publié dix ans avant, il nous aurait fait un mal considérable. »

John Allen, correspondant au Vatican de la revue américaine National Catholic Reporter, fut invité, début 2004, à faire une série de conférences aux États-Unis. Il constata qu’au moment des questions beaucoup s’interrogeaient sur l’Opus Dei. Il se dit que ça valait le coup d’écrire un livre et en avril il en parla à Mora et à Marc Carrogio, porte-parole à Rome pour la presse internationale. Il fut assez surpris lorsque Mora et Carrogio, après en avoir parlé au Prélat, s’engagèrent à coopérer avec lui « sans restriction d’aucune sorte ». Allen embaucha même un expert comptable pour qu’il plonge dans les bilans de l’Opus Dei, affaire compliquée parce que seulement une petite partie de ses écoles, hôpitaux et autres centres appartiennent de façon collective à l’institution. Le reste n’y est qu’indirectement rattaché, à travers dirigeants et sociétés interposées. Après six mois de travail, Allen et son comptable ont estimé le patrimoine à 2.800 millions de dollars minimum (2.329 millions d’euros), chiffre qui est celui de la valeur des immeubles au bilan et non pas du marché, et que l’Opus Dei estime « plus ou moins correct. »

« Il y a deux Opus Dei », dit John Allen. « Le mythique en est un, une institution richissime, puissante, avec une grande influence dans les affaires aussi bien religieuses que civiles et c’est celui que reflète Dan Brown ; l’autre Opus Dei est l’œuvre réelle, une institution avec 85.491 fidèles (moins nombreux que ceux du diocèse d’Hobart en Tasmanie), avec un budget inférieur à celui du diocèse de Chicago et bien moindre de ce que les gens s’imaginent. »

Allen compare l’Opus Dei à la bière Guinness, épaisse, avec beaucoup de degrés, mais pas au goût de tous les palais. Après ses recherches qui comprennent les minutieuses accusations des anciens membres hostiles et d’autres détracteurs, il assure qu’il a le plus grand respect pour l’Œuvre, mais précise qu’en tant que catholique, il ne serait pas en mesure de se soumettre à sa discipline. « Il y a un curieux parallélisme entre les Jésuites et l’Opus Dei », dit-il. « lorsqu’un nouveau groupe apparaît au sein du catholicisme, il grandit rapidement et engendre la méfiance. C’est ce qui s’est passé avec les Jésuites lors de la Contre-réforme et c’est ce qui se passe actuellement avec l’Opus Dei, identifié à la ligne conservatrice de Jean Paul II. L’ironie du sort veut que les premiers à critiquer l’Opus Dei aient été des Jésuites, dès le début, et depuis les années quarante. »

Ce journaliste américain est d’avis que Dan Brown et le Da Vinci Code ont rendu un « fieffé service » à l’Opus Dei. « Ils peuvent désormais se présenter comme des victimes, ce qui est tout à fait nouveau pour une organisation que l’opinion publique croit toute-puissante. Et il y a un intérêt incroyable pour eux, ce qui leur permet de redéfinir leur image, surtout dans la zone du monde qui les intéresse le plus à l’heure actuelle : les Etats-Unis. »